Je suis Alien

Cette semaine, dans le bus 03, les adolescents qui descendent à l'arrêt République pour se rendre au collège Fleming à Orsay ne chahutaient plus. Ils avaient le visage blême, grave.

C'est l'éternel retour de Nietzsche. Les mêmes événements se reproduisent encore et encore. Et à chaque fois, on est face au même juge, qui nous demande de nous regarder dans la glace. Alors on revit les événements douloureux, comme si c'était hier. Je ne pense pas en avoir parlé sur mon blog. Je vais le faire, dans l'espoir que les ados qui lisent ça ne fassent pas la même connerie.

Il y une trentaine d'années, j'étais au lycée, en seconde. Il avait 2 ans de moins que moi. En sortant du collège, ou de sa leçon de piano, il a couru vers la gare sur plus d'un kilomètre. En haut du pont, il a sauté au moment où un train passait.


Il a fréquenté la même école primaire, le même collège que moi. Tout le monde le connaissait, parce qu'il était différent. C'était un alien, comme celui chanté par Sting, l'anglais à New-York.

 

Je ne me souviens pas lui avoir parlé, mais je me souviens avoir envié les deux ou trois camarades avec lesquels il acceptait de communiquer. Je me souviens qu'il passait ses heures de récréation à faire l'avion, et que je trouvais ça étrange, mais chouette. Je me souviens qu'il était très intelligent, qu'en maternelle il récitait l'alphabet à l'envers. Ses parents étaient professeurs, alors bien sûr, entre enfants, on disait qu'il lui avaient appris trop de choses, trop tôt, pas les bonnes, pas les mêmes que nous. Dans les années 1970, les mots comme autisme, précocité intellectuelle, asperger n'avaient pas encore franchi les murs des établissements scolaires, et c'était sans doute très bien comme ça. 


En anglais, l'alien, c'est l'autre, l'étrange. Dans notre école primaire, nous étions des aliens pour la plupart, à des degrés plus ou moins divers. Nos parents ne faisaient pas les mêmes métiers. Certains cultivaient la terre, d'autres élevaient des chevaux, d'autres encore soignaient, vendaient, enseignaient, réparaient, conseillaient... Dans la cour, nous suivions des modes, le scoubidou une année, le rubik's cube la suivante, mais pas tous... Certains préféraient jongler en lançant un balle contre un mur, sauter à l'élastique, taper dans les mains en chantonnant "Pim, pam, pim, palalim, palalam"... Un enfant qui courrait partout en faisant l'avion, eh bien, c'était un enfant, qui faisait des choses d'enfants, en rêvant, comme nous tous qui construisions des châteaux de sable n'importe comment, n'importe quand, n'importe où en écoutant Nena.


Alors que je n'ai pratiquement jamais eu de contact avec lui, je me suis sentie coupable, responsable de son suicide. Pourquoi ? Je me souviens que j'en voulais à sa mère, professeur de français qui m'avait mis un zéro quand j'étais en sixième. Peut-être que j'aurais dû faire l'avion avec lui ? Si ça se trouve, au fond de moi, j'en mourrais d'envie. Peut-être que j'aurais dû lui sourire, lui tendre la main ? Nous nous sentions tous responsables de cet enfant du village. Et si nous avions été là pour arrêter sa course vers la gare ? Et si, et si, et si...


Je sais que je ne suis pas capable d'acheter le livre "Marion, 13 ans pour toujours", et encore moins de le lire, ou de regarder un film. Ces événements de 1987 resurgiraient. Nous n'avons rien appris, nous n'avons pas évolué. Je pense même que la situation est pire, les propos plus violents. Beaucoup baissent les bras. Les professeurs n'entendant pas les insultes à cause du bruit de la classe qu'ils ont du mal à gérer. A moins qu'il ne veuillent pas les entendre ? Les pions (ou assistants pédagogiques) ne sont pas formés, et font souvent partie de ceux qui rendent la vie des enfants différents impossible en ne les écoutant pas, en faisant comme si c'était "normal" que les autres les insultent. Alors oui, je m'énerve, j'ai eu envie d'hurler en apprenant la terrible nouvelle lundi dernier. L'histoire s'est encore reproduite et elle se reproduira encore. Des villes, des villages, se sentiront coupables, responsables, des actes de ses petits aliens que la population n'a pas su protéger.



Dans 10, 20, 30 ans, les adolescents deviendront parents. Ils regarderont leur progéniture franchir les grilles de l'école, du collège, du lycée et auront peur, peur qu'il devienne un alien à cause de la bêtise des autres, peur que cette planète ne lui convienne pas, peur qu'il ne trouve pas sa place, peur qu'il soit malheureux, peur qu'il coure vers une gare ou fasse tout pour ne pas se réveiller.

Que dire à nos ados, nous, parents qui avons la chance de les avoir encore auprès de nous ? Nous avons grandi en écoutant Sting nous répéter "Be yourself, no matter what they say!", en chantant des histoires de 99 ballons en allemand ou en admirant la créativité et l'originalité de Mylène Farmer. Nous étions différents, nous étions des aliens, et nous le sommes toujours !


L'univers ne se réduit pas aux murs d'un collège, aux 30 ou 3000 amis que l'on oubliera dès que l'on changera d'établissement. Nous vivons sur une planète où se déroulent des choses étonnantes et qui a besoin de gens différents pour la protéger de tous ces abrutis, fussent-ils présidents des USA. Par exemple, hier, j'ai regardé le décollage de Falcon9, et j'ai trouvé ça plutôt chouette, mais la plupart des mes voisins ne savent même pas que cette fusée existe, ou n'ont jamais entendu parler d'un alien nommé Elon Musk, qui vient de vendre 20 000 lance-flammes pour parer une attaque de zombies. Et alors ?


Avec le recul, le 0/20 en français en 6e était amplement mérité. Cette professeur avait eu raison d'apprendre l'alphabet à l'envers à son fils, qui l'avait d'ailleurs peut-être appris tout seul. Mais ça, à 6 ans, je ne m'en rendais pas compte ! Si les parents de Marion ou d'Abel lisent se billet, qu'ils soient assurés de mon admiration. Eux ne sont pas coupables, nous si... 

Commentaires

Lily a dit…
C'est beau et dur, c'est juste. Je n'ai pas connu cette situation avant l'âge adulte et après avoir été formée.. Le deuil normal est déjà difficile, la culpabilité est souvent présente lors des suicides. J'ai lu ce bel article mais je n'ai pas accès au documentaire. Peut être que cela pourrait aider aussi d'autres personnes qui liront ton article, en plus de toi, bien sûr.