Les maths modernes

Je fais partie des gens pour qui l'ascenseur social a fonctionné. J'ai découvert les mathématiques dans un petit village bressan, en comptant en base 5, en dessinant des patates, qui plus tard sont devenus des ensembles. Je me suis amusée, au moins jusqu'en terminale. Les classes préparatoires à Dijon étaient moins drôles, mais là aussi, nous venions des quatre départements de la Bourgogne. En école d'ingénieur, les origines sociales étaient aussi variées. Nos parents étaient agriculteurs, ouvriers, infirmiers, architectes, techniciens, instituteurs, professeurs...


Sauvée par les maths modernes.

Ce n'est que récemment que j'ai compris que je devais tout cela au groupe Bourbaki, et à la volonté du gouvernement d'avoir des écoliers, puis des collégiens avec un bon niveau en mathématiques. Les meilleurs passaient leur bac C dans l'espoir de contribuer à la conquête spatiale, ou du moins, d'être aussi bons que les russes qui étaient très forts en mathématiques.
Les mathématiques modernes ont été appliquées en France dès 1973 [3]. Je suis rentrée au CP en 1977. Je pense que je dois énormément à Groethendieck, au groupe Bourbaki, et à la commission Lichnérowicz [5], comme toute une génération qui s'est amusée, qui a aimé l'école, qui a pu progresser, peu importe l'origine sociale. 

Parent délégué

Dans un récent billet [1], je parlais de mon indignation suite aux propos de monsieur Villani sur l'immigration.  J'ai réécouté l'intégralité de l'interview [2], j'ai même pris des notes sous forme de carte heuristique. Les termes d'immigration, d'intégration, d'assimilation, reviennent plusieurs fois.


Je ne suis pas certaine de comprendre la signification de l'adjectif "chamarré" appliqué à la France, ou en tout cas, sans doute pas de la même manière que monsieur Villani.

D'après l'OCDE [4], 12% des élèves français sont issus de l'immigration. En quoi cette faible proportion empêcherait-elle les comparaisons ? Au Canada, en Suisse, en Australie, c'est 20%. Et comment 12% des élèves peuvent-ils perturber un système éducatif et expliquer des inégalités ? 

En étant élue déléguée de parents d'élèves, j'ai compris pourquoi cet ascenseur social ne fonctionnait plus. J'ai rencontré des parents, qui ne maîtrisaient pas du tout ou peu le français, qui venaient de pays en guerre, mais qui étaient très diplômés, comme cet ingénieur du Kosovo ou ce pilote d'avion d'Europe de l'Est. J'ai croisé des enfants bilingues, voire trilingues, s'indignant que la maîtresse "elle ne parle même pas l'arabe". 

La multiplication en CE1

Comme beaucoup de parents, j'ai hurlé quand j'ai vu que l'institutrice de CE1 exigeait que les enfants détaillent chaque stade d'une multiplication. 


Le fait de devoir détailler chaque étape est rédhibitoire... Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? De plus, cela oblige à utiliser du français, et donc pénalise tous les enfants dont ce n'est pas la langue maternelle.

Avec les maths modernes, on savait compter en base 6, comme un extraterrestre à 6 tentacules, et on  n'avait pas besoin d'écrire un seul mot de Français pour poser une multiplication.



La soustraction au CE2

J'ai rencontré un petit génie, surnommé par l'institutrice de CE2 l'andouille du village, parce que quand elle demandait "Combien font 2-3 ?", il répondait "-1" alors que l'enseignante attendait comme réponse "C'est impossible."

Je pense que les instituteurs n'ont pas attendu les maths modernes pour expliquer aux enfants que si la température est de 5°C et qu'elle diminue de 6°C, elle devient négative.


J'imagine que de tous temps, les enfants de France et de Navarre ont surveillé le thermomètre pour voir s'il allait neiger.


La maîtresse qui ne parle même pas arabe, est en plus nulle en maths, parce qu'elle dit que ce n'est pas possible de calculer 2-3.

D'un élitisme à l'autre

Quand on est parent délégué, on sait bien qu'il est probable que l'institutrice connaisse les nombres négatifs (même si le doute est toujours permis). En revanche, comment expliquer à des enfants qu'elle a un programme à respecter, que quelque part, un jour, un pédagogue a décidé qu'il était interdit de révéler l'existence des nombres négatifs à des enfants de primaire ? 

Les parents qui ont grandi dans le système éducatif français avec des "c'est pas au programme", le savent. La plupart vont trouver les mots pour expliquer à l'enfant qu'il apprendra cela plus tard s'il est sage et a des bonnes notes.

Si les mathématiques modernes ont pu être accusées d'élitisme [5], aujourd'hui ce sont les pédagogues qui créent des règles implicites que seuls les parents qui ont grandi en France peuvent appréhender, accepter et expliquer à leur progéniture.

Quand on vient d'ailleurs, on a un regard extérieur sur ce système éducatif qui ne tourne pas rond. On retrouve les "déclassés par le haut" évoqués par Yann Pradeau [6], Comment faire confiance à quelqu'un qui dit à son enfant qu'il est impossible de calculer 2-3 ou qui ne sait pas poser une multiplication ? 

Cerise sur le gâteau : on s'amusait ! 

Le thermomètre des deux précédentes illustrations est posé sur un livre extraordinaire : "l'école enchantée de Raylambert" [7]. En deuxième et troisième page de couverture, on trouve des frises. Qu'est-ce qu'on a pu en faire quand nous étions en primaire... C'était sans doute des mathématiques, avec des symétries, des translations, etc... mais c'était avant tout un jeu pour patienter en attendant que les camarades de classe aient terminé. 



  1. Le magicien d'Oz député
  2. Cédric Villani était l'invité de RTL.
  3. Mathématiques modernes.
  4. Immigration et PISA
  5. Renaud D’Enfert, Hélène Gispert. Une réforme à l’épreuve des réalités : le cas des “mathématiques modernes ” au tournant des années 1970. L’Etat et l’éducation, 1808-2008, Mar 2008, Paris, France. <halshs-00536328>
  6. Algèbre
  7. Daniel Durandet, Yves Frémion, L'école enchantée de Raylambert

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