Aristote et Facebook

Au détour d'une lecture, je me suis rendue compte que les réflexions sur l'amitié d'Aristote répondaient aux interrogations sur les concepts d'amis des réseaux sociaux, et en particulier à Facebook, raison pour ne pas pilonner trop vite les livres de grec des élèves de troisième qui ont la chance de ne pas subir la réforme du collège.


Aristote parle d'amitié dans deux textes que l'on trouve sur la toile :

Dans [2] on lit (p171) :  "la possession d'un grand nombre d'amis est regardée comme un bel avantage"

Prenons l'exemple du profil Facebook de la jeune Thessaloniké, dont on peut contempler les 426 ajouts récents d'amis, 10 amis en commun avec moi. Quel bel avantage ! Si elle me demande comme amie, je n'ai aucun doute à avoir.


Un peu plus loin (p173), Aristote écrit :
Il semble, en effet, que tout ne provoque pas l'amitié, mais seulement ce qui est aimable, c'est-à-dire ce qui est bon, agréable ou utile.

Mon amie Thessaloniké a mis à jour sa photo de profil la semaine dernière. Sur ses centaines d'amis seuls 38 ont apprécié et 3 ou 4 ont commenté, comme par exemple Khaled "trop belle".


Aucun doute que certains de ses amis ne l'ont jugée que "bonneagréable ou utile". D'ailleurs, qui ne trouverait pas utile d'être ami avec quelqu'un qui a 500 amis ? Sans doute pas Khaled. Si je clique sur son profil Facebook, je vois qu'il n'a "que" 70 amis, mais qu'il est récemment devenu ami avec Cassandra, Caroline, Emma, Eva, Emilie, Imen, Camille, Jessica, Stéphanie, Virginia, Thessaloniké...

Le bon (ou amitié par vertu)

Aristote ne connaissait pas le virtuel, mais il parle de "choses inanimées" :
L'attachement pour les choses inanimées ne se nomme pas amitié, puisqu'il n'y a pas attachement en retour, ni possibilité pour nous de leur désirer du bien (il serait ridicule sans doute de vouloir du bien au vin par exemple ; tout au plus souhaite-t-on sa conservation, de façon à l'avoir en notre possession)

Cassandra, Caroline, Emma, Eva, Emilie, Imen, Camille, Jessica, Stéphanie, Thessaloniké ou Virginia ne sont-elles que des verres de vin ? Souhaitent-elles du bien à Khaled ? Leur souhaite-t-il du bien en retour ? Le compte Facebook de la jeune Thessaloniké est-il une chose inanimée, un programme qui ajoute des amis en surfant sur les amis des amis des amis ? Est-il une espèce de masque de Thessaloniké qui montrerait ce qu'elle a envie à ses 500 amis ? Il poursuit en parlant de bienveillance, c'est-à-dire au fait de vouloir du bien à l'autre :
Il faut donc qu'il y ait bienveillance mutuelle, chacun souhaitant le bien de l'autre : que cette bienveillance ne reste pas ignorée des intéressés.
Dans les jours suivants, les deux amis ont affiché une bienveillance mutuelle en public, c'est-à-dire qu'il n'est pas nécessaire d'être leur amie pour voir cette conversation. Il l'a trouve belle, elle le remercie et l'invite en privé. Quelle belle amitié !

L'utile

Comme ce qui se passe en privé ne m'est pas accessible et ne me regarde pas, je vais rester sur cette amitié idyllique, sans m'inquiéter s'il lui demande comment elle est belle sans sa chemise.
Ainsi  donc, ceux dont l'amitié réciproque a pour source l'utilité ne s'aiment pas l'un l'autre pour eux-mêmes, mais en tant qu'il y a quelque bien qu'ils retirent l'un de l'autre. 
Thessaloniké a retiré du "bien" en voyant que 38 personnes ont aimé sa photo de profil. Cela représente moins de 10% de ses nouveaux amis. Elle aurait pu déprimer en constant que 90% de ses amis n'avaient pas vu ou ne s'étaient pas exprimé sur sa photo.

Mes amis sur Facebook sont pour la plupart des militants. Je ne partage pas TOUTES leurs causes, mais je trouve une utilité à suivre leurs combats en espérant en retour qu'ils trouvent une quelconque utilité aux miens.


Quelle surprise de voir qu'Aristote avait aussi analysé cela :
Or l'utilité n'est pas une chose durable, mais elle varie suivant les époques. Aussi, quand la cause qui faisait l'amitié a disparu, l'amitié elle-même est-elle rompue, attendu que l'amitié n'existe qu'en vue de la fin en question.
Si je veux suivre le combat des ATSEM des Ulis, j'ai intérêt à cliquer sur "J'aime" régulièrement. Sinon, Facebook ne verra pas d'utilité à les afficher dans mon fil d'actualité.

L'agréable

Khaled trouve sans doute agréable l'amitié de Cassandra, Caroline, Emma, Eva, Emilie, Imen, Camille, Jessica, Stéphanie, Thessaloniké ou Virginia. Nul doute que des pédophiles trouvent aussi agréable de recevoir des photos de mineur(e)s dénudé(e)s.

D'autre part, l'amitié chez les jeunes gens semble avoir pour fondement le plaisir ; car les jeunes gens vivent sous l'empire de la passion, et ils poursuivent surtout ce qui leur plaît personnellement et le plaisir du moment ; mais en avançant en âge, les choses qui leur plaisent ne demeurent pas les mêmes.
C'est pourquoi ils forment rapidement des amitiés et les abandonnent avec la même facilité, car leur amitié change avec l'objet qui leur donne du plaisir, et les plaisirs de cet âge sont sujets à de brusques variations
.

Voilà ce que l'on devrait étudier dans les collèges. Personne n'a 500 amis à l'instant "t". Les adolescents qui accumulent ainsi les amis, sont ceux qui n'effacent pas les amitiés abandonnées. Si Thessaliniké trouve du plaisir à un instant donné lorsqu'elle  lit "tu es belle",  les variations risquent d'être brusques !

1 mot, 3 aspects

Dans le chapitre 2 de la lettre à Eudème, Aristote écrit :

Les méchants ne peuvent être amis les uns des autres que par intérêt et par plaisir.  Et si l'on considère que la première et véritable amitié n'est jamais à leur usage, on peut soutenir qu'ils ne sont pas amis
[..]
leur mauvaise nature. Il n'en est pas un qui aime plus les personnes que les choses ; et par conséquent, ils ne sont jamais amis véritables ; car ce n'est pas avec des sentiments de ce genre que tout devient commun entre amis. L'ami n'est pris alors que comme surcroît des choses, et ce ne sont pas les choses qui sont prises comme surcroît des amis.
Une autre conséquence, c'est que la première et parfaite amitié ne peut jamais s'adresser qu'à un très-petit nombre de personnes, parce qu'il est difficile de mettre à l'épreuve un grand nombre de gens.

Tout est dit ! Les amis Facebook ne sont que des objets inanimés avec lesquels il ne peut y avoir d'amitié par vertu. Cela n'empêche pas des parfaits amis de discuter sur Facebook en tant qu'objets inanimés, comme lorsque les verres de vins s'entrechoquent à l'apéro. 

Cachons nos amis pour protéger les vertueux !

La chose la plus importante à faire est de cacher sa liste d'amis, en cliquant sur "Amis", puis sur le crayon puis "Modifier la confidentialité". 



Choisir ensuite qui peut voir vos amis. Le plus sûr est "moi uniquement".


Pourquoi cacher cette liste ? Tout d'abord, pour ne pas paraître comme un grand méchant qui accumule les amis comme les choses. Surtout, parce qu'il y a de véritables méchants qui recherchent des photos de Cassandra, Caroline, Emma, Eva, Emilie, Imen, Camille, Jessica, Stéphanie, Thessaloniké ou Virginia dans votre liste d'amis. Je ne parle pas des pédophiles qui vont rechercher des photos d'enfants et les attendre à la sortie de l'école !

Et si vous trouvez un méchant ami en surfant sur les amis des amis des amis,



Commentaires

MégaMaths a dit…
Un développement très intéressant qui donne envie de lire Aristote, et nous fait bien raisonner sur les liens d'amitié sur la toile. Merci à Zazaa pour ce bon moment :)
Anonyme a dit…
Excellent article qui réveille des souvenirs de philo ! Bravo ! :)